« Elle abordait le monde en peintre, c’est-à-dire avec les yeux, et non avec des concepts et des jugements. Et comme le monde est d’abord exposé sans défense aux regards humains, elle s’aventurait sans aucune gêne sur le domaine. Mais pas plus qu’on ne saurait dire d’une abeille qu’elle pénètre sans gêne dans un jardin étranger, on ne pouvait pas non plus reprocher à mademoiselle Tamara sa liberté. Comme l’abeille, elle s’efforçait avec sérieux de récolter le miel du monde, bien que le résultat soit dans sa tête tout autre que dans celle de la plupart des gens. »

L’histoire. Il y a très longtemps, vivant avec sa mère veuve, Michaël, jeune berger d’un village reculé très loin des villes, réalise un authentique exploit aux yeux de ses semblables. Mais alors que tout semble possible pour lui, que le courage qu’il détient peut lui ouvrir les portes du monde, le jeune garçon fait un choix étonnant.
115 pages, et encore, en comptant la préface de Franck Bouysse. 115 pas pour m’emporter loin, très loin, en territoire et en années. La tâche de parler de ce roman est ardue, il est en effet très difficile de ne pas dévoiler des choses qui me semblent devoir être découvertes par celle ou celui qui lit. En outre, le fil narratif est ténu. Par cet adjectif, j’entends qu’il n’y a pas dans ce magnifique roman, une histoire complexe érigée par un esprit tordu, avec des chausses trappes, des rebondissements toutes les quatre pages, des intrigues à tiroirs. Non, rien de tout cela. Ernst Wiechert s’avance nu devant nous. Il écrit simplement avec ses tripes et son âme, et c’est plus que suffisant. Comme le paysan fauche les hautes herbes du début d’été, il nous cueille avec la lame aiguisée de ses mots, avec une facilité et une grâce qu’on rencontre parfois chez les danseurs étoile ou en observant un héron s’élever au-dessus d’un étang en traçant un sillon net dans l’eau noire.
Comme le dit une de mes connaissances, « il ne faut pas confondre écrire sur la nature et écrire la nature. » Ernst Wiechert écrit la nature. Mais il ne se contente pas de la décrire, il montre son attrait subversif, sa force gravitationnelle qui attire les cœurs simples. Sur la quatrième de l’ouvrage, j’ai trouvé cette phrase qui s’est plantée en moi : mieux vaut chérir le monde que le conquérir. Avec cette formule, je crois que tout est dit en ce qui concerne l’essence de ce roman. Tout est là, cette phrase, concentré de sagesse, se déploie sur tout le roman, elle nous enveloppe, nous porte, et surtout, nous convainc.
Il n’empêche. Michaël, ce jeune berger, dans sa manière d’être, sa façon de penser, de dire ce qu’il pense et de faire ce qu’il dit (même s’il parle peu), par cette règle tacite à laquelle il s’astreint – de mettre ses actes en conformité avec ses paroles – m’a rappelé la grandeur simple de Lord Jim, ce personnage magnifique de Joseph Conrad. Quand on est à sa place et qu’on le sait, on à la connaissance immanente de ce qu’on doit faire, le reste n’a plus vraiment d’importance. Voilà ce que nous dit le jeune Michaël. Et son attitude, sa manière d’être dans la vie et au monde me rappellent une phrase de Marc-Aurèle : ce que l’on fait dans sa vie résonne dans l’éternité.
L’écriture de l’auteur est une merveille de sensibilité, la traduction de Sylvaine Duclos est d’une grande pudeur tout en s’invitant en nous. N’oublions jamais de remercier les traductrices et traducteurs qui nous permettent de lire des histoires qui nous seraient interdites sans eux.
« À partir de ce jour, Michaël fut regardé comme un héros. Dans l’histoire de bien des peuples, l’héroïsme ne commence-t-il pas ainsi, par une bosse qui grossit au front de l’adversaire ? Mais l’histoire ne dit rien de tout ce qui a précédé cette bosse, elle tait aussi la douce fierté qui s’éveille, après de tels exploits, dans le cœur des fils des peules victorieux. »
Ouaip, je sais, tu trouves que je ne t’en ai pas dit des masses. Je crains fort que tu ne doives faire avec. Je ne peux pas mieux. Sauf que je peux aussi te dire que cette histoire, l’écriture, m’ont fait penser au regretté André Bucher qui nous a quittés cette année. Je pense à lui, il aurait aimé ce roman, je crois.
Tiens, je crois que c’est le premier auteur allemand que j’ai lu. Puisqu’on est dans les remerciements, je dois dire merci à Sébastien Lavy, libraire chez Page et plume à Limoges, c’est lui qui m’avait fait une ordonnance pour ce livre.
Je vais aller fouiner dans le catalogue de cette maison d’édition, Les éditions du typhon.
Traduit de l’allemand par Sylvaine Duclos.
Seb.
Roman d’un berger, Ernst Wiechert, Les éditions du Typhon, 116 p. , 15€90.